À l’occasion de la projection du film Les Autres au cinéma Le Bijou, nous avons, aujourd’hui, choisi de braquer les projecteurs sur un classique de la littérature fantastique : Le Tour d’écrou d’Henry James…
Littérature
En 1895, alors que l’écrivain Henry James est en visite chez l'archevêque de Canterbury, il découvre l’existence d’une légende urbaine locale à propos d’enfants hantés par des serviteurs morts. Il va alors s’en inspirer et publier, 2 ans plus tard, pour Noël, un court récit appelé Le Tour d’écrou. L’histoire met en scène une gouvernante engagée pour veiller et s’occuper de deux enfants Flora et Miles. Orphelins, ceux-ci vivent dans le manoir Bly, une vaste propriété isolée de la campagne anglaise. Mais peu à peu, la jeune femme est confrontée à d’effrayantes apparitions fantomatiques. Celles de Peter Quint, un ancien domestique du domaine et celles de miss Jessel, la précédente gouvernante, avec qui il entretenait une liaison. Et tous deux, bien que morts peu avant l’arrivée de notre héroïne semblent toujours exercer sur les enfants une influence maléfique...
Sous des dehors de classique histoire de fantômes, Le Tour d’écrou va révolutionner la tradition de la ghost story et du récit gothique en y insufflant de la subjectivité. Les événements de plus en plus étranges du manoir sont perçus et rapportés par la jeune femme, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations possibles. Et Henry James va jouer constamment avec son lecteur en maniant les mots avec ambiguïté, en apportant du double sens aux dialogues !
Y-a-t-il réellement des fantômes ou bien l’héroïne sombre-t-elle dans la folie ? Quels sont ses sentiments envers l’oncle et tuteur des enfants ? En quoi consiste la perversité des rapports passés et actuels de Peter Quint et miss Jessel avec les enfants ? L’innocence de Flora et Miles n’est-elle qu’une apparence ?
L’écrivain redéfinit le roman gothique en se focalisant sur la résonance intime d’événements surnaturels et en construisant son récit à partir du point de la vue de la gouvernante. Il peut être lu dans un sens comme de l’autre et c’est autant une histoire de fantômes que de fantasmes.
Le Tour d’écrou aura autant effrayé et enthousiasmé les lecteurs de l’époque (Oscar Wilde en parlera comme de la fable la plus merveilleuse et sinistre qu’il ait jamais lu) qu’été analysé quelques années plus tard à la lumière de la psychanalyse et des interprétations freudiennes sur les frustrations sexuelles et les interdits. Cette histoire ne va cesser d’inspirer les artistes dans les décennies suivantes et notamment un certain compositeur anglais, 56 ans après sa publication.
Musique
Cet extrait est issu de l'opéra de Benjamin Britten, adapté du Tour d’écrou et crée en 1954 à la Fenice de Venise. Cet air prend place dans la scène 4 de l’acte 2. C'est la nuit, Miles est dans sa chambre, agité. Il se met à chanter cette comptine presque inquiétante appelée Malo qui le dépeint comme un être impuissant face aux apparitions. Benjamin Britten a réussi à garder de la nouvelle d’Henry James toute l’ambiguïté et l’étrangeté nécessaires pour en faire une magnifique musique. Le compositeur alterne les musiques légères qui renvoient à l’insouciance de l’enfance et les moments lugubres aux sonorités glaciales, enserrant le spectateur dans un malaise croissant. Pourtant, là ou la nouvelle laissait les portes ouvertes aux différentes interprétations, l’opéra, par sa nature même de spectacle, en ferme quelques unes. Confrontée à la scène, la question des fantômes est vite réglée : ils sont présents physiquement et par le chant !
Cinéma
Mais l’adaptation la plus célèbre à ce jour, reste celle, sur pellicule cette fois, de Jack Clayton. Il s’agit du chef d’œuvre du cinéma fantastique Les Innocents. Avec Truman Capote au scénario, ce film de 1961 est une merveille de mise en scène tout en restant très fidèle à la nouvelle d’Henry James. Loin des délires baroques des studios de la Hammer de la même époque, Les Innocents installe dans ses premières scènes une atmosphère éthérée, loin de ce que l’on peut attendre d’un film d’horreur. Le manoir et son parc baignent dans une lumière éclatante d’été tandis que la bande sonore fait entendre une multitude de sons de la nature dont des chants d’oiseaux lorsque miss Giddens, le nom de la gouvernante dans cette version, arrive à Bly. Nous ne sommes, ainsi, pas très loin du conte de fée. La photographie incroyable de Freddie Francis accentue la beauté irréelle du domaine en jouant sur une profondeur de champs augmentée : les arrières plans fourmillent autant de détails que les éléments au premier plan, ce qui donne une impression de rêve éveillé.
Et le film va glisser du merveilleux vers l’épouvante aussi subtilement qu’inexorablement. Apparitions glaçantes de fantômes, noir et blanc aussi sublime qu’inquiétant, décors imposants et omniprésence de statues font basculer le spectateur dans un malaise grandissant en même temps que l’héroïne perd pied. Il faut noter l’écriture géniale des personnages et leurs interprétations. Deborah Kerr, immense actrice anglaise, fait passer une multitude d’émotions par son regard tandis que Martin Stephens, déjà connu pour son personnage de bambin effrayant dans Le Village des damnés compose un Miles impressionnant de maturité et d’ambiguïté. La scène où il s’avance vers miss Giddens à l’occasion d’un ordinaire spectacle d’enfant en récitant un poème sur un seigneur d’outre-tombe dont il est l’esclave est, à ce titre, incroyable ! Son comportement devient de plus en plus troublant tandis que le visage de Deborah Kerr se décompose...
Les Innocents est un véritable cas d’école en matière de mise en scène et il a posé des jalons pour tout un pan du cinéma fantastique…
Une demeure victorienne isolée, une héroïne blonde tourmentée et sévère, deux enfants étranges, des apparitions spectrales…. Les Autres d’Alejandro Amenábar, plus qu’une réelle adaptation de la nouvelle d’Henry James est un écho, un hommage au chef d’œuvre de Clayton, son titre allant jusqu’à reprendre l’expression utilisée par Flora et Miles pour designer les fantômes dans le film de 1961.
Dans ce long métrage de 2001, il n’est plus question d’une gouvernante mais d’une mère veillant sur sa progéniture atteinte de la maladie des enfants de la lune. Mais le huis clos envoûtant, les jeux d’ombre et de lumière, la psyché d’une femme à la dérive sont d’évidentes réminiscences aux Innocents et en font le plus digne des héritiers.
Quelques années plus tard, en 2020, Mike Flanagan, réalisateur devenu spécialiste en matière de réadaptations contemporaines et sérielles des classiques de la littérature fantastique (on lui doit The Haunting of Hill house inspirée de La Maison hantée de Shirley Jackson et plus récemment La Chute de la maison Usher d'après les contes d’Edgar Allan Poe) a donné sa propre version du Tour d’écrou avec The Hauting of Bly manor. Bouleversante et mélancolique, cette série propose une relecture de la nouvelle. Les fantômes sont, ici, des métaphores de l’amour perdu.
Henry James, Benjamin Britten, Richard Clayton, Alejandro Amenábar, Mike Flanagan et bien d’autres, sous le vernis surnaturel de leurs œuvres, semblent parler avant tout des vicissitudes de l’âme humaine : l’horreur et plus particulièrement les ghost stories étant, avant tout, des histoires dramatiques...
Ainsi, ces différentes itérations de miss Giddens, Peter Quint, miss Jessel, Flora et Miles tout comme les mystères de la campagne anglaise traversent le temps pour continuer à hanter les vivant !
60 ans séparent ces deux représentations de Miss Jessel
Pour aller plus loin !
Découvrez ou redécouvrez ces classiques en empruntant ces titres disponibles à la médiathèque Georges-Wolinski :
Soirée Halloween
Le mardi 31 octobre à partir à 20h, la médiathèque Georges Wolinski et le cinéma Le Bijou vous proposent une soirée film & jeux vidéo d'épouvante avec la projection du film Les Autres de Alejandro Amenabar, une séance jeux vidéo en salle de cinéma avec l'association Playful, un jeu en réalité virtuelle dans le hall, ainsi que des boissons et snacks à disposition. Venez déguisés ! Soirée interdite au moins de 12 ans.